5
Un grondement sourd

 

 

Je fais tout ce que je peux pour ne pas croire ce que me raconte mon ami George. Comment pourrais-je me fier à un personnage qui prétend pouvoir invoquer à volonté un petit démon de deux centimètres appelé Azazel ; un démon qui serait en fait un extraterrestre doté de pouvoirs extraordinaires, mais strictement limités ?

Et pourtant George a le chic pour braquer sur moi le regard candide de ses grands yeux bleus qui ne cillent même pas, et me faire croire – provisoirement – à ses histoires. Ce doit être le syndrome du Vieux Marinier.

Je lui ai dit une fois que je pensais que son petit démon lui avait donné le don d’hypnose verbale, mais George a répondu avec un soupir :

— Absolument pas ! Si je lui dois quelque chose, c’est la malédiction d’attirer les confidences – à ceci près que c’était déjà mon lot depuis longtemps lorsque j’ai rencontré Azazel. Les gens les plus invraisemblables insistent pour déverser sur moi le fardeau de leurs ennuis. Et parfois… (Il secoua la tête avec un profond accablement.) Parfois, reprit-il, c’est plus qu’on n’en peut exiger d’une chair et d’une âme humaines. Ainsi, par exemple, le jour où je rencontrai un certain Hannibal West…

 

Je le vis pour la première fois (c’est George qui parle) dans le salon d’un hôtel où j’étais descendu. Si je le remarquai, c’est surtout parce qu’il m’empêchait de voir une serveuse sculpturale, vêtue d’une façon merveilleusement succincte. Il s’imagina sans doute que je le regardais, ce que je n’aurais certainement pas fait de mon propre gré, je vous prie de le croire, mais il prit cela pour une manifestation de sympathie et s’installa à ma table, avec son verre, sans que je l’eusse invité.

Étant d’un naturel affable, je le gratifiai en toute amitié d’un grognement hargneux et d’un regard torve, qu’il accueillit avec flegme. Les deux douzaines de cheveux filasses qui lui étaient demeurés fidèles décrivaient des arabesques sur son crâne pour donner, à une portée de fusil, l’illusion d’un système pileux fortement développé et son visage incolore arborait l’expression d’intense concentration qui est l’apanage du fanatique, bien que, je dois à la vérité historique de l’admettre, je ne remarquasse ce dernier détail que par la suite.

— Je m’appelle Hannibal West, dit-il, et je suis professeur de géologie. Je suis particulièrement spécialisé dans la spéléologie. Vous ne seriez spéléologue vous-même, par hasard ?

Je compris tout de suite qu’il avait cru reconnaître en moi l’âme sœur. Cette éventualité me donnait des haut-le-cœur, mais je demeurai néanmoins courtois.

— Je m’intéresse à tous les mots étranges, répondis-je. Qu’est-ce que la spéléologie ?

— Les grottes, dit-il. L’étude et l’exploration des grottes. C’est ma passion, monsieur. J’ai visité des grottes sur tous les continents, à l’exception de l’Antarctique. J’en sais plus sur les grottes que n’importe qui en ce bas monde.

— Comme c’est agréable. Et impressionnant, avec ça, conclus-je avec le sentiment d’avoir ainsi mis fin à une rencontre des moins satisfaisantes.

Puis je fis signe à la serveuse de renouveler ma consommation, ce qui me permit d’observer, avec un intérêt tout scientifique, sa progression ondulante à travers la salle.

Hannibal West ne voulut pourtant pas reconnaître là l’épilogue de notre entretien.

— Oui, reprit-il en hochant vigoureusement la tête, et vous êtes encore en deçà de la vérité en disant que c’est impressionnant. J’ai exploré des grottes que personne au monde ne connaît. J’ai pénétré dans des cavernes souterraines que le pied de l’être humain n’avait jamais foulées. Je fais partie des rares êtres vivants qui se sont aventurés dans des endroits où aucun homme – aucune femme, pour le même prix – n’était allé. J’ai respiré un air que pas un poumon humain n’avait inhalé jusqu’alors, et j’ai vu des choses et entendu des sons que personne n’avait vues ou entendus… personne qui ait survécu, conclut-il en frissonnant.

Mon verre était arrivé et je le pris avec reconnaissance, en admirant la grâce avec laquelle la serveuse s’était penchée pour le placer sur la table, devant moi.

— Heureux homme, fis-je sans vraiment penser à ce que je disais.

— Oh non, non, non, fit West. Je suis un misérable pécheur, appelé par le Seigneur à venger les crimes de l’humanité.

C’est alors seulement que je le regardai attentivement et remarquai dans ses prunelles une lueur de fanatisme qui me cloua pratiquement au mur.

— Dans les grottes ? demandai-je.

— Dans les grottes, répondit-il d’un ton solennel. Vous pouvez me faire confiance : je suis professeur de géologie, je sais de quoi je parle.

J’avais, au cours de ma longue existence, rencontré tout un tas de professeurs qui ne savaient absolument pas de quoi ils parlaient, mais je m’abstins de mentionner ce fait.

Peut-être West déchiffra-t-il cette opinion dans mon regard expressif, car il pêcha une coupure de journal dans une serviette qui se trouvait à ses pieds et me la tendit.

— Tenez, dit-il. Jetez donc un coup d’œil là-dessus !

Je n’irai pas jusqu’à dire que le document en question méritait une étude attentive. C’était un article en trois paragraphes découpé dans une feuille de chou d’East Fishkill, dans l’État de New York. Un gros titre annonçait : « Un grondement sourd », et c’était un compte rendu de fait divers ; des habitants de l’endroit s’étaient plaints à la police d’un grondement sourd qui leur faisait une impression inquiétante et mettait en émoi les populations félines et canines avoisinantes. La police avait classé le dossier en attribuant l’incident à un orage éloigné, bien que la météo locale ait réfuté avec la dernière énergie en avoir provoqué aucun ce jour-là dans la région.

— Qu’est-ce que vous dites de ça ? fit West.

— Ça n’aurait pas pu être une épidémie de dyspepsie galopante ?

Il eut un rictus méprisant, comme si cette suggestion passait les bornes inférieures du mépris. Il faut croire qu’il n’avait jamais eu d’indigestion car, sans cela, il aurait considéré la chose comme au-delà des limites de son diaphragme, tout au plus.

— J’ai relevé des informations similaires dans des journaux de Liverpool, Angleterre, de Bogota, Colombie, de Milan, Italie, de Rangoon, Birmanie, et peut-être d’une centaine d’autres endroits dans le monde entier, poursuivit-il. J’en fais collection. Elles parlent toutes d’un grondement sourd, pénétrant, qui provoque des réactions de peur, met les populations mal à l’aise et rend les animaux fous, et cela dure à chaque fois pendant deux jours.

— Un événement mondial unique, suggérai-je.

— Exactement ! Pfah ! Des problèmes digestifs, vraiment ! (Il darda sur moi un regard courroucé, siffla son verre et se frappa sur la poitrine.) Le Seigneur a placé une arme dans ma main et je dois apprendre à l’utiliser.

— Quelle arme ? m’enquis-je.

Il ne me répondit pas directement.

— J’ai découvert cette grotte tout à fait accidentellement, fit-il. Et je m’en réjouis parfois, car les grottes dont l’accès est trop ostensible relèvent du domaine public ; on peut être sûr qu’elles auront accueilli des milliers de visiteurs. Montrez-moi une ouverture étroite, bien cachée, un accès envahi par la végétation, abrité par un éboulis de roches, dissimulé derrière une cascade, placé dans un endroit invraisemblable, pratiquement inaccessible, et je vous montrerai une grotte vierge, digne d’être inspectée. Vous prétendez toujours ne rien connaître à la spéléologie ?

— J’ai visité quelques grottes, bien sûr, poursuivis-je. Les grottes de Luray, en Virginie…

— Commerciales ! s’écria West en tordant la bouche et en cherchant par terre un endroit où cracher. (Il n’en trouva par bonheur aucun.) Puisque vous ne connaissez rien aux joies divines de la spéléo, poursuivit-il, je ne vous assommerai pas avec le récit fastidieux de l’endroit où je la trouvai, et de la façon dont je l’explorai. Il n’est pas toujours prudent de s’aventurer en solo dans des grottes inconnues, évidemment, mais c’est un exercice auquel je me livre fréquemment. Après tout, personne ne m’arrive à la cheville dans ce domaine, sans parler du fait que j’ai la bravoure du lion.

Je dois dire que, dans ce cas précis, il est heureux que j’aie été seul, car il n’aurait pas fallu qu’un autre être humain tombe sur ce que je découvris ce jour-là. Il y avait plusieurs heures que j’étais en exploration lorsque j’entrai dans une vaste salle silencieuse, garnie d’une profusion de stalactites et de stalagmites. Je me frayai un chemin entre les stalagmites en traînant ma corde de rappel derrière moi, car je n’avais pas envie de me perdre, lorsque je tombai sur ce qui avait dû être une grosse stalagmite rompue selon un plan de clivage naturel. Il y avait un petit tas de poussière de grès sur un côté. Je ne saurais dire ce qui avait occasionné la rupture – peut-être un gros animal pourchassé s’était-il réfugié dans la grotte et avait-il heurté la stalagmite dans le noir, à moins qu’un tremblement de terre de faible amplitude n’ait abattu cette stalagmite plus fragile que d’autres.

Quoi qu’il en soit, la partie supérieure du moignon subsistant de la stalagmite n’était plus maintenant qu’un plan lisse et humide, qui luisait dans le faisceau de ma lampe électrique. La chose était grossièrement circulaire et faisait irrésistiblement penser à un tambour. Tant et si bien que je tendis machinalement la main et tapai dessus avec mon index droit.

C’était bien un tambour, dit-il en drainant le fond de son verre. Ou du moins, une structure qui vibrait lorsqu’on tapait dessus. Je ne l’eus pas plus tôt effleurée qu’un grondement sourd emplit la salle ; un bruit vague, indistinct, pratiquement au seuil de la perception auditive, presque complètement infra-sonique. En fait, j’eus l’occasion de vérifier par la suite que la fraction du son assez haute pour être audible ne constituait qu’une faible partie de l’ensemble. La vibration était presque entièrement constituée d’ondes trop courtes pour que l’oreille les perçût, bien qu’elles fissent trembler tout le corps. Cette vibration inaudible produisit sur moi l’impression la plus désagréable qui se puisse concevoir.

Je n’avais jamais rencontré un phénomène semblable. Je n’avais fourni par mon toucher qu’une énergie infime. Comment avait-elle pu se trouver convertie en une vibration aussi puissante ? Je n’ai jamais vraiment réussi à comprendre le phénomène. Ce qui est sûr, c’est que le sous-sol de notre planète recèle des sources d’énergie considérables. Il y aurait peut-être un moyen de capter la chaleur du magma et d’en convertir une petite partie en son, cette première extraction permettant de libérer le reste de l’énergie sonore, ce qui constituerait un genre de laser sonique – autrement dit, en remplaçant, dans le mot laser, le L de « lumière » par le S de « son », un « saser ».

— Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille, dis-je d’un ton sévère.

— Non, reprit West avec un rictus déplaisant. J’ose affirmer que vous n’en avez jamais entendu parler. Personne, d’ailleurs. Un assemblage d’éléments géologiques a engendré un saser naturel. Cet accident ne s’est assurément produit qu’une seule fois en un million d’années, et encore, en un seul point de la planète. C’est peut-être le plus extraordinaire de tous les phénomènes terrestres.

— Là, vous faites fort, fis-je. Déduire tout cela d’une pichenette…

— Je suis un homme de science, monsieur, et je puis vous assurer que je ne me suis pas contenté d’une chiquenaude. Je me suis livré à plusieurs expériences. J’ai tenté de donner des coups plus forts, et je me suis très vite rendu compte que j’aurais pu gravement souffrir des réverbérations dans cet endroit clos. Je conçus et réalisai un dispositif qui me permettait de laisser tomber des cailloux de différentes grosseurs sur le saser alors que je me trouvais à l’extérieur de la grotte. Je m’aperçus que le bruit était audible à des distances stupéfiantes, et je constatai, grâce à un simple sismomètre, que l’on pouvait mesurer des vibrations perceptibles à plusieurs dizaines de kilomètres. Je laissai enfin tomber une série de graviers l’un après l’autre, et découvris que l’effet était cumulatif.

— C’était le jour où l’on entendit des grondements sourds dans le monde entier, peut-être ? fis-je.

— Exactement, répondit-il. Tout compte fait, vous n’êtes finalement pas aussi mentalement démuni qu’il y paraît. La planète tout entière a résonné comme une cloche.

— J’ai entendu dire que des tremblements de terre particulièrement violents pouvaient produire le même résultat.

— Oui, mais ce saser est capable d’émettre une vibration plus intense que celle de n’importe quel tremblement de terre, et sur des longueurs d’ondes précises – une longueur d’onde susceptible, pourquoi pas, de séparer les composants des cellules : les acides nucléiques des chromosomes, par exemple.

Je ruminai l’information un instant.

— Mais ça détruirait la cellule, ça.

— À coup sûr. C’est peut-être comme ça que les dinosaures sont morts.

— J’ai entendu dire que c’était à la suite de la collision entre la Terre et un astéroïde.

— Oui, mais, pour qu’une collision produise ce résultat, il aurait fallu que le prétendu astéroïde soit gigantesque. Un astéroïde de dix kilomètres de diamètre. Et cette explication implique la présence de poussière dans la stratosphère et un hiver de trois ans. Mais pourquoi certaines espèces se seraient-elles éteintes tandis que d’autres survivaient, de façon tout à fait incohérente ? Imaginez maintenant un astéroïde beaucoup plus petit, frappant un saser et désagrégeant les cellules grâce à ses vibrations sonores. Peut-être quatre-vingt-dix pour cent des cellules de toutes les créatures vivantes qui hantaient la surface du globe furent-elles détruites en quelques minutes, sans autre conséquence marquante sur l’environnement planétaire. Certaines espèces auraient réussi à survivre, d’autres non, pour une pure et simple question de structure interne et d’agencement d’acides nucléiques.

— Telle est donc, dis-je avec le sentiment pénible que ce fanatique était sérieux, l’arme que le Seigneur a placée entre vos mains ?

— Exactement, dit-il. J’ai calculé avec précision les longueurs d’ondes des sons produits selon la façon dont on active le saser, et je cherche maintenant la longueur d’onde susceptible de démanteler spécifiquement les acides nucléiques humains.

— Humains ? Mais pourquoi ? demandai-je.

— Pourquoi pas humains ? fit-il à son tour. Quelle est l’espèce qui, en pullulant sur la planète, a détruit l’environnement, éliminé les autres espèces et rempli la biosphère de produits chimiques polluants ? Quelle est l’espèce qui saccage la Terre et l’aura rendu irrémédiablement invivable d’ici quelques dizaines d’années à peine ? Nulle autre, vous me l’accorderez, que l’homo sapiens. Si je parviens à découvrir la longueur d’onde correcte, je pourrai actionner mon saser comme il convient, et, grâce à son énergie intrinsèque, plonger la Terre dans des vibrations acoustiques qui la débarrasseront de sa vermine humaine en un jour ou deux, car les sons ne se transmettent pas vite, sans toucher aux autres formes de vie dont les acides nucléiques sont d’une structure interne différente.

— Vous ne reculeriez pas devant l’extermination de plusieurs milliards d’êtres humains ? demandai-je.

— C’est bien ce que le Seigneur a fait avec le Déluge…

— Vous ne croyez pas sérieusement à ces histoires bibliques de…

— Je suis un géologue créationniste[1], répondit-il d’un ton définitif.

Là, j’avais tout compris.

— Ha-ha, fis-je dans l’idiome de Shakespeare. Le seigneur avait bien promis de ne jamais renvoyer de Déluge sur la Terre, mais il n’avait pas parlé des ondes acoustiques.

— Et voilà ! Les milliards de cadavres fertiliseront et feront fructifier la Terre, nourrissant toutes ces formes de vie qui ont tant souffert des méfaits de l’humanité et n’auront pas volé leur revanche. D’ailleurs, l’espèce humaine ne disparaîtra pas complètement : il en subsistera bien quelques résidus. Il se trouvera forcément des hommes et des femmes dont les acides nucléiques se révéleront insensibles aux ondes sonores. Ces survivants, bénis du Seigneur, pourront repartir à zéro, et on peut espérer qu’ils auront appris une leçon sur les torts du Mal, si je puis dire.

— Mais, repris-je, pourquoi me racontez-vous tout cela ? Car je commençais à trouver bizarre qu’il me fasse ce genre de confidences.

— J’ai la certitude absolue que vous pouvez m’aider dans ma tâche ! déclara-t-il en se penchant vers moi et en empoignant les revers de mon veston – expérience passablement désagréable, car il avait l’haleine plutôt chargée.

— Moi ? Mais je vous assure bien que je ne connais rigoureusement rien aux longueurs d’ondes, pas plus qu’aux acides nucléiques ou… (Et pourtant, en y réfléchissant à deux fois… je me ravisai donc.) Après tout, maintenant que vous m’y faites penser, il se pourrait que j’aie juste ce qu’il vous faut. Me feriez-vous, monsieur, l’honneur de m’attendre pendant peut-être un quart d’heure ? L’invitai-je d’une voix plus protocolaire, avec l’indéfectible civilité qui me caractérise.

— Certainement, monsieur, répondit-il avec un égal formalisme. Pendant ce temps-là, je m’occuperai l’esprit en procédant à d’abstrus calculs mentaux.

Je me ruai hors du salon et refilai discrètement un billet de dix dollars au barman.

— Veillez, lui dis-je dans un murmure, à ce que ce monsieur, si j’ose m’exprimer ainsi, ne s’en aille pas avant mon retour. Faites-le boire. À mes frais, s’il n’y a absolument pas moyen de faire autrement.

Je ne manque jamais d’emporter avec moi les quelques ingrédients qui me sont nécessaires pour invoquer Azazel, et, quelques minutes plus tard, il était assis, auréolé de sa lueur rose habituelle, sur ma lampe de chevet.

— Tu m’as interrompu alors que j’étais justement en train de composer un pasmaratso sur lequel je comptais formellement pour conquérir le cœur d’une jolie samini, me dit-il d’une voix sentencieuse, quoique flûtée.

— Tu m’en vois désolé, Azazel, fis-je dans l’espoir qu’il ne me ferait pas perdre mon temps en m’exposant la nature du pasmaratso ou les charmes de la samini, dont je me souciais comme d’une rognure d’ongle, mais il s’agit peut-être d’une affaire de la plus extrême gravité.

— Tu ne pourrais pas changer de disque ? fit-il, d’un ton hargneux.

J’esquissai rapidement à son profit les grandes lignes de la situation, et je dois dire qu’il l’appréhenda instantanément. Il est très bon à ce jeu-là ; il n’a pas besoin qu’on lui fasse un dessin. Je crois personnellement qu’il lit dans mon esprit, bien qu’il me jure ses grands dieux qu’il considère mes pensées comme inviolables. Mais quelle confiance peut-on avoir en un petit démon de deux centimètres de haut, qui, de son propre aveu, passe son temps à essayer de suborner de jolies samini, quoi que cela puisse être, et ne recule pour ce faire devant aucune ruse, même la plus déshonorante ? Au demeurant, je ne sais plus très bien s’il a dit que mes pensées étaient inviolables ou intolérables ; mais là n’est pas la question.

— Où est cet être humain dont tu parles ? Couina-t-il. – Au bar. Juste à côté de…

— Te bile pas. Je suivrai l’aura de décrépitude mentale. Ah, je crois que je la sens… À quoi peut-on identifier le personnage ?

— Des cheveux filasse, des yeux clairs…

— Non, le mental.

— Un fanatique.

— Ah, tu aurais dû le dire tout de suite. Je le tiens… Et je crois que j’aurai besoin d’un sacré bain de vapeur quand je rentrerai chez moi. Il est pire que toi.

— C’est hors du sujet. Raconte-t-il la vérité ?

— Sur le saser ? Astucieux concept, au demeurant.

— Oui.

— Difficile à savoir. Comme je répète toujours à un de mes amis qui se prend pour un grand chef spirituel. Qu’Est-Ce Que La Vérité ? Je ne peux dire qu’une chose : il considère que c’est vrai. Il en est persuadé. Maintenant, ce que croit un être humain, quelque ardeur qu’il y mette, ne constitue pas nécessairement une réalité objective. Tu as probablement eu l’occasion de t’en rendre compte au cours de ton existence ?

— Ben voyons. Mais n’y-a-t-il pas moyen de distinguer la certitude née d’une vérité objective et la conviction qui n’en est pas issue ?

— Chez les entités intelligentes, sûrement, mais chez les êtres humains… Enfin, comme tu sembles considérer cet homme comme présentant un énorme danger potentiel, je peux réorganiser certaines molécules de son cerveau, et en moins de deux, couic, il est mort.

— Non, non, fis-je. C’est peut-être une faiblesse imbécile de ma part, mais je suis contre le meurtre. Ne pourrais-tu réorganiser ses molécules de telle sorte qu’il oublie complètement tout ce qui concerne ce saser ?

Azazel exhala un petit soupir sifflant.

— Ça, c’est beaucoup plus difficile. Les molécules de son cerveau ne sont pas faciles à manipuler ; elles sont toutes gluantes. Enfin, voyons, une petite rupture bien propre…

— J’insiste, insistai-je.

— Oh très bien, concéda Azazel, d’un ton morne.

Il me la joua complète, avec halètements, ahanements et patin couffin, afin de bien me montrer comme c’était dur, puis il finit par dire :

— C’est fait.

— Parfait. Attends-moi, ici, s’il te plaît. Je vais juste vérifier, et je reviens.

Je me précipitai au rez-de-chaussée. Hannibal West était toujours assis au même endroit. Le garçon me gratifia d’un clin au passage.

— Nous n’eûmes pas besoin de consommer, monsieur, dit ce noble personnage à qui je décernai aussitôt cinq dollars complémentaires.

West leva sur moi un regard radieux.

— Effectivement, répondis-je. Vous êtes très perspicace. Je crois que je tiens la solution au problème du saser.

— Le sincère ? Quel sincère ? demanda-t-il avec un étonnement non feint.

— La chose que vous avez découverte au cours de vos pérégrinations spéléologiques.

— Mes pérégrinations spéléologiques ? Mais de quoi voulez-vous parler ?

— Vos expéditions dans des grottes souterraines.

— Enfin, monsieur, fit West en fronçant les sourcils, je n’ai, de ma vie, jamais mis les pieds dans une grotte. Auriez-vous complètement perdu l’esprit ?

— Non, mais je viens de me rappeler un rendez-vous important. Adieu, monsieur, et pour toujours-longtemps. Nous ne nous reverrons probablement jamais.

Je regagnai ma chambre en hâte et, un peu essoufflé, trouvai Azazel en train de fredonner une espèce de chanson très en vogue chez les entités de son espèce. Ils ont vraiment des goûts musicaux atroces.

— Il a perdu la mémoire, dis-je. Et j’espère qu’il ne la retrouvera jamais.

— Ça, tu peux être tranquille, fit Azazel. Prochaine étape : ce satané saser. S’il peut réellement amplifier un son en tirant son énergie de la chaleur interne de la Terre, il faut réorganiser sa structure avec soin, et très minutieusement. Une minuscule rupture au point stratégique – chose, sans nul doute, à la portée de mes immenses pouvoirs – devrait assurément réduire à néant toute activité dans ce saser. Où se trouve-t-il au juste ?

Un haut fourneau se serait abattu sur mon crâne que je n’aurais pas été plus abasourdi.

— Comment veux-tu que je le sache ? demandai-je.

Il me dévisagea, probablement tout aussi frappé, mais il est difficile de déchiffrer l’expression de son minuscule visage.

— Tu ne veux pas dire que tu m’as demandé de lui effacer la mémoire avant d’avoir obtenu cette information fondamentale, si ?

— Ça ne m’est pas venu à l’idée, dis-je.

— Mais si le saser existe, si sa conviction était basée sur une vérité objective, quelqu’un d’autre, un gros animal, une météorite, n’importe quoi pourrait tomber dessus. Et toute vie pourrait être inéluctablement anéantie sur Terre, à tout instant.

— Dieu du ciel ! murmurai-je.

— Allons, allons, fit-il. (Ma détresse avait dû l’émouvoir.) Il faut voir le bon côté des choses : ce qui pourrait arriver, au pire, c’est que tous les êtres humains soient nettoyés. Bon, ce ne sont que des êtres humains. Ce n’est pas comme si c’était des gens.

 

George termina son histoire, l’air très abattu.

— Et voilà, dit-il. Je suis condamné à vivre avec la connaissance du fait que le monde peut s’anéantir à tout moment.

— Ça n’a pas de sens ! dis-je avec chaleur. Même si vous m’avez raconté la vérité au sujet de cet Hannibal West, ce qui, pardonnez-moi, n’est pas évident du tout, il était peut-être atteint de démence sénile.

George me contempla pendant un instant avec toutes les apparences du mépris.

— Je n’échangerais pas cette sordide tendance au scepticisme pour toutes les plus belles samini du monde natif d’Azazel. Comment expliquez-vous ceci ?

Il tira de son portefeuille une petite coupure de journal. C’était un extrait du New York Times de la veille, intitulé « Un grondement sourd ». Il y était question d’un grondement sourd qui perturbait les habitants de Grenoble, France.

— Il y a une explication, George, dis-je. Vous avez lu cet article et vous avez échafaudé toute cette histoire en conséquence.

L’espace d’un instant, George me regarda comme s’il allait imploser, mais lorsque je ramassai l’addition, passablement substantielle au demeurant, que la serveuse avait placée entre nous, des sentiments autrement modérés prirent le dessus, et nous nous serrâmes plutôt cordialement la main au moment de nous quitter.

Et pourtant, je dois admettre que je ne dors pas très bien depuis. Je me réveille toutes les nuits vers deux heures et demie, en dressant l’oreille pour réentendre le grondement sourd qui, j’en jurerais, m’a tiré du sommeil.